Limitons le politiquement correct

En France, la tendance est à prendre des pincettes dans ses déclarations. Cela se traduit, entre autres, par cette habitude fâcheuse que l’on a à mimer des guillemets dès lors qu’on évoque quoique ce soit qui puisse être mal interprété, ou encore un sujet sensible de société. Si l’usage de ces guillemets est par ailleurs incorrect dans la langue de Molière (nous utilisons les chevrons), il est toutefois amusant de remarquer que si nous avons importé le politiquement correct des États-Unis, nous en avons aussi adopté la gestuelle.

Les 5 formes d’intelligence pour affronter l’avenir de Howard Gardner

      En effet, le politiquement correct, que l’on peut définir par « l’habitude d’agir positivement à l’égard d’un certain groupe, pour la seule raison que ce groupe a été maltraité par le passé, et de quiconque se montre critique vis-à-vis dudit groupe » (Howard Gardner, Les cinq formes d’intelligence pour affronter l’avenir) est profondément américain. Traduit de l’anglais « political correctness », ses défenseurs le justifient en s’appuyant sur le postulat – contesté par les linguistes – communément appelé « l’hypothèse Sapir-Wholf », qui développe l’idée que le langage conditionne la pensée (en d’autres termes, un langage sexiste entraine une pensée sexiste par exemple). La réflexion développée ainsi indique que de doux euphémismes seraient plus appropriés pour évoquer certains groupes ou conditions sociales, certains métiers : « non-voyant » pour « aveugle », « hôtesse de caisse » pour caissière », mais encore « black » pour « noir » ou « gay » pour « homosexuel » (oui, le politiquement correct se nourrit justement du franglais).  À quand le « mal comprenant » de Guy Bedos ?

           

Cependant, s’il serait ridicule de s’offusquer de l’emploi de termes moins catégoriques, descriptifs, et somme toute péjoratifs voire dégradants à l’égard de certains groupes, les dérives du politiquement correct sont bien présentes, à commencer par l’imposition du vocabulaire. Il n’est pas rare de sentir que l’on dilue son propos, et si l’exemple de l’homme blanc qui n’ose plus dire « noir » ou « arabe » en public est facile, il en est tout de même une bonne illustration.

« Late Night with Seth Meyers » est une émission-débat américaine de fin de soirée animée par Seth Meyers sur NBC.

Aux États-Unis, où le politiquement correct est moins diffus et bien plus présent, on réussit à le tourner en dérision, avec les séquences comme « Jokes Seth can’t tell » (Les blagues que Seth ne peut pas dire). Dans cette séquence du Late Night show animé par l’animateur star Seth Meyers, quadragénaire blanc hétérosexuel, des intervenants issus des minorités (ethniques, LGBT) énoncent les chutes de blagues qui pourraient être considérées racistes si elles sortaient de la bouche du présentateur.

 

En France, toutefois, nous ne possédons pas encore le recul nécessaire pour avoir la vision d’ensemble des caractéristiques que le politiquement correct prend – et c’est tout le problème. Quand on étiquette tabous des termes employés au quotidien, mais aussi des éléments de réflexion, on oriente fortement le débat par une pression sourde, qui se réclame d’un soutien majoritaire (mais jamais évalué) de la population. Les raccourcis avec le Novlangue Orwellien semblent-ils si éloignés ?

Si la thèse semble a priori incongrue, elle n’en est pas moins fondée. Prenons l’exemple de Michèle Tribalat, démographe émérite à l’Ined (Institut national d’étude démographiques). Pourtant fervente critique de l’extrême droite et de ses méthodes (elle signe en 1998 Face au Front national : arguments pour une contre-offensive), on lui affuble dès le début des années 2000, suite à sa prise de position en faveur de statistiques ethniques, une pensée raciste, qui lui vaudra sa carrière et qu’elle dénoncera comme une « nazification de l’adversaire ». On retrouve ici la définition du politiquement correct du philosophe André Comte-Sponville in L’avenir du politiquement correct (2011) : « la tyrannie des bons sentiments, de la morale qui prétend s’appliquer hors de son ordre ». L’exemple est d’autant plus criant qu’il met en exergue la bien-pensance développée par le politiquement correct : on en arrive à vouloir limiter les éléments qui permettraient d’affirmer une réflexion, de peur qu’elle ne soit pas « acceptable ». 

Mais alors, face à ce constat, que faire ? La réponse doit être collective, claire et publique : pour limiter l’autocensure, tournons-là en dérision. Après tout, si on arrive à rire de la pensée unique qui s’installe discrètement, peut-être pourrons-nous mieux l’identifier dans tous ses aspects. Quoiqu’il en soit, si nous continuons à abandonner les réquisitoires contre le politiquement correct à l’extrême droite, un phénomène aussi paradoxal que malheureux fera son apparition : le bon sens servira le populisme.

Alban SIBAUD

Nouvelles censures

Couverture du livre « On a chopé la liberté » publié en février 2018

« On a chopé la puberté » : publié à trois mille exemplaires, il aura suffi d’une pétition réunissant quelques cent quarante-huit mille signatures[1]pour que ce livre se présentant comme un guide pour adolescente au ton léger et amusant soit retiré de la vente, que son édition soit abandonnée et que son auteur annonce la fin de sa carrière littéraire. En cause ? Son caractère supposé sexiste, alors que ce livre est entièrement écrit par des femmes. Plus surprenant encore, le nombre de signatures, qui dépasse largement le nombre d’exemplaires physiques du livre … Il est inconcevable que chacun des cent quarante-huit mille censeurs aient lu le livre. Mais tous dénoncent le caractère sexiste du guide, notamment en se basant sur la copie d’une page du livre qui inciterait les jeunes filles à considérer comme anormal que leurs tétons soient visibles sous leur tshirt. Pure opinion, sujette à interprétation, comme l’a rappelé l’auteur dans sa lettre de démission.

Aujourd’hui donc, la censure vient « d’en bas ». Ces cent quarante-huit mille signataires se constituent en tribunal populaire pour faire interdire et censurer un banal livre jeunesse sous prétexte qu’il heurte leurs convictions sous couvert d’humour. Etrange non, dans un pays où le magazine Charlie Hebdo a reçu le soutien massif de millions de défenseurs de la liberté d’expression en 2015. Dans un pays où l’on demande à la religion de bien garder ses distances avec la liberté d’expression, le blasphème moderne ne serait-il pas de froisser les schémas et les certitudes d’une idéologie pompeusement baptisée progressisme ? Sous le masque du Bien, des Gentils de gauche, des féministes antiracistes pro-migrants, partisans de tous les combats « anti », agissent avec autant d’hystérie que les groupes et associations puritaines, catholiques et « familiales » qui condamnaient le film érotique Emmanuelle dans les années 1970. Les censeurs ont changé de camp. Étonnamment, ces mêmes progressistes garants du Bien et du Bon ont paradoxalement trouvé les excuses de l’humour et du droit à la provocation au « Pendez les blancs » de Nick Conrad …

Plus de 7000 personnes demandent au Metropolitan Museum of Art le décrochage de l’œuvre. Ça n’est pas la première fois que Balthus suscite interrogations voire indignations.

Si la censure a glissé de droite à gauche sur la pente savonneuse politique, elle s’est aussi horizontalisée. L’Etat s’est presque totalement désengagé de la question morale des œuvres publiées, se contentant de sermonner sur le tard un Dieudonné déjà que trop populaire. Les associations ont moins de poids que les rassemblements de milliers d’individus. Les combats deviennent ponctuels, le temps de faire censurer un livre ou retirer un tableau d’un musée. Des musées et des institutions culturelles qui se heurtent de plus en plus à la (con)fusion entre un artiste, son œuvre, et sa vie. La rétrospective-hommage à Polanski[2]est perturbée par des groupes qui refusent de célébrer l’œuvre du cinéaste accusé de viol. À New-York, le retrait d’un tableau au Met du peintre Balthus est demandé par plus de neuf mille personnes[3], car il serait une incitation à la pédophilie et sexualiserait une adolescente (il est d’ailleurs intéressant de constater que les accusations qui font le plus réagir aujourd’hui sont celles de violences envers les femmes, et que par exemple certains artistes arrêtés pour vols avec violence, ou suspectés d’actes antisémites graves ne sont que peu inquiétés[4]). Convaincus de l’importance de leurs élans émotionnels particuliers, ces Zorros se réunissent en ligne et signent des pétitions où pour trois clics on soulage sa conscience progressiste.

Et de l’horizontalisation de la censure découle sa privatisation.

Elle n’a plus de visage, que celui des lignes de code de l’algorithme Facebook. Voulant s’adresser à un public aussi large que possible, M. Zuckerberg nivelle par le bas le degré de liberté du réseau afin que le Saoudien salafiste et le Polonais ultra-conservateur puissent s’y sentir à l’aise. Ajoutez à cela une morale parfumée de dollars et de puritanisme, et vous obtenez la censure de « L’origine du monde » de Courbet et de « La liberté guidant le peuple » de Delacroix pour « nudité » ou « nudité suggérée »[5].

L’enfer est pavé de bonnes intentions : mais dans une société adulte, nous devons accepter la publication d’œuvres, tant qu’elles respectent les limites strictement légales de la liberté d’expression, même si elles nous dérangent.

[1]https://www.ladepeche.fr/article/2018/03/04/2753015-polemique-petition-editions-milan-reediteront-livre-juge-sexiste.html

[2]https://www.lemonde.fr/cinema/article/2017/10/30/roman-polanski-a-paris-un-rassemblement-feministe-devant-la-cinematheque_5208049_3476.html

[3]http://www.exculturae.com/petition-balthus-met/

[4]http://www.bu2z.com/casier-judiciaire-booba-rohff-lafouinedeuxième vidéo, à 3min10

[5]https://www.livreshebdo.fr/article/de-nick-conrad-courbet-une-censure-numerique-double-vitesse?xtmc=censure&xtcr=14

Anna MÉDAN