Pour M. Trump, un accord « historique » entre les Etats-Unis et la Chine. Mais qu’en dit l’histoire ?


Publié le 16 juin 2020

Le 14 février dernier, soit 30 jours après sa signature, le premier traité visant à mettre fin à la guerre commerciale sino-américaine lancée par l’administration Trump en 2018, accord dit de phase 1, est entré en vigueur. Depuis deux ans en effet, les relations sino-américaines n’ont cessé de se distendre, à tel point que les deux nations se sont opposées ouvertement à de multiples reprises par des mesures de répression et de contingentement sur les produits vendus et exportés par le concurrent. L’argument principal de la politique protectionniste mise en place par Donald Trump a été celui de faire diminuer l’exorbitant déficit commercial que les Etats-Unis entretenaient et entretiennent encore à l’égard de la Chine puisque celle-ci représente près de 17% de la dette souveraine des Etats-Unis. Deuxième créancier du pays derrière la Réserve Fédérale Américaine, la Chine constitue effectivement une menace réelle à l’hégémonie et aux ambitions américaines dans le monde. On estime d’ailleurs son déficit en termes d’échanges commerciaux à 375 milliards de dollars ce qui mine drastiquement la compétitivité américaine. Aussi, Donald Trump n’a donc pas caché sa satisfaction à l’annonce de la ratification de cet accord, le qualifiant à la fois d’« historique » et d’« incroyable ».

En revanche, côté chinois, les médias sont restés plus mesurés, eux qui sont d’habitude fortement enclins à l’exagération, reléguant au mieux l’accord au rang d’« important ». Il est vrai que la Chine est actuellement prise entre plusieurs feux (montée du mouvement démocratique à Hong-Kong, élection d’un candidat réfractaire à la RPC à Taïwan et surtout lutte contre l’épidémie et la contagion du coronavirus) et doit lutter sur plusieurs fronts simultanément, ce qui fragilise sa position géopolitique d’autant qu’à défaut d’apparaître comme la perdante de l’accord, il faut admettre que depuis le début des hostilités, la Chine subit davantage de pressions qu’elle n’en exerce. Du reste, cette opposition, qui en arrive ainsi à un tournant majeur de son déroulement, n’a pourtant rien de bien surprenant lorsqu’on la projette dans une perspective historique.

La guerre commerciale sino-américaine, explications et radiographie

Les Etats-Unis, puissance dominante par excellence depuis 1990, semblent avoir perdu il y a quelques années maintenant leur rôle de gendarme du monde mais surtout leur image de parangon du libéralisme, que le pays symbolisait à juste titre depuis l’implosion de son dernier grand rival historique : l’U.R.S.S. Effectivement, l’apparition sur le devant de la scène internationale de nouvelles puissances corrobore l’idée d’un monde devenu multipolaire ou plus justement polycentrique auquel se rattachent précisément diverses crises polycentriques entres autres micro-affrontements ou conflits de basse intensité. Or, certaines puissances viennent désormais contredire la domination sans conteste qu’exerçaient les Etats-Unis depuis le début des années 1990. Ces puissances, dites révisionnistes, s’attaquent progressivement au leadership américain. Pour les Etats-Unis, ces rogues states – Corée du Nord, Iran et donc Chine – tels qu’ils furent définis sous le mandat de Bush fils, sont autant de menaces qu’il s’agit de contrer. La Chine, donc, depuis l’effort de modernisation et de mondialisation amorcée par Deng Xiaoping dans les années 1980, est devenue un modèle d’économie sociale de marché et tente, grâce à la formidable sous-évaluation du yuan et par conséquent à la force de ses exportations, de s’imposer comme le nouveau chantre du libéralisme.

Première puissance exportatrice mondiale depuis 2009 et première puissance économique du monde tout court depuis 2014, la Chine s’est donc présentée comme le principal adversaire du « Make America great again » de Donald Trump. Pour le milliardaire américain, qui s’est mis en tête que tous les maux de l’Amérique étaient dus aux puissances étrangères, Canada et Mexique billets en tête, ce qui a conduit irrémédiablement à la révision de l’ancien ALENA, la Chine demeure l’ennemi n°1. Paul Ricœur, qui parle de mémoire empêchée, mémoire manipulée et mémoire abusée dans son œuvre La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, a ici quelque chose d’intéressant à nous apporter, car Trump semble nouer avec sa base électorale une relation de manipulation jouant de l’histoire pour légitimer ses actions sur le plan commercial. Et les théories de François Hartog et Jacques Revel permettent de mettre en relief l’idée d’une manipulation du passé. Donald Trump se place comme le nouveau défenseur de la « destinée manifeste » des Etats-Unis. De fait, la Chine, il est vrai, a une balance commerciale extrêmement excédentaire vis-à-vis des Etats-Unis, ce que l’ancien présentateur TV perçoit comme de la concurrence déloyale.

En réalité, le point sensible de la relation sino-américaine est simple bien que plus subtil. La Chine, en effet, met en pratique une économie excessivement désavantageuse pour ses partenaires qu’elle tire de son passé communiste. En fait, l’Empire du milieu pratique le dumping à outrance, c’est-à-dire une tarification des prix plus faible à l’étranger que sur son propre territoire et pose des conditions à l’entrée d’entreprises étrangères sur son marché intérieur attractif d’un milliard de consommateurs potentiels comme le legs de la technologie associée. C’est ce chantage que les Etats-Unis ont cherché désespérément à dénoncer auprès de l’OMC mais ne voyant pas de solution en sortir, ont décidé de contraindre la Chine selon d’autres dispositions unilatérales. Celles-ci ont été la hausse des droits de douanes sur de nombreux produits chinois (25% sur l’acier ; 10% sur l’aluminium), ce que la Chine n’a pas tardé à faire en retour également sur certains produits américains allant même jusqu’à arrêter temporairement ses importations agricoles venues de l’Oncle Sam.

Une Chine en pleine ascension qui vient contester la suprématie américaine : assistons-nous à une nouvelle guerre froide ?

Il faut voir dans cette guerre commerciale, une nouvelle guerre froide, cette fois-ci surtout de nature économique avec ses hauts et ses bas, ses phases de tensions et ses phases de réconciliation. Cette guerre commerciale apparaît donc au regard de l’histoire contemporaine – l’histoire agissant donc comme un miroir comparatif – comme un support où l’on voit que le capitalisme libre-échangiste tel que le concevait Francis Fukuyama n’est plus immuable et que s’il a triomphé d’un autre modèle d’économie, cela n’empêche pas d’autres acteurs de pouvoir maintenant en revendiquer la représentation parfois plus que les Etats-Unis eux-mêmes. Et ce conflit est même de nature technologique. Effectivement, la Chine cherche à se moderniser continûment dans la perspective de son plan d’innovation : le MIC25 (à comprendre comme « Made in China 2025 »). C’est d’ailleurs l’axe principal de sa politique de façon à se placer comme le leader des prochains secteurs-clés de l’économie. On peut voir par-là, un retour de la « course aux armements » et de la course aux technologies qui avait caractérisé la guerre froide américano-soviétique. En l’occurrence, si du point de vue militaire, la Chine ne peut pas encore rivaliser avec les Etats-Unis, elle est toutefois en mesure de le faire sur le plan des cyberattaques.

Cet accord ne semble ainsi apparaître que comme un remake des périodes de cohabitation qui avaient plusieurs fois marqué le conflit entre les Etats-Unis et l’U.R.S.S. Pour aller plus loin dans l’analyse historiographique, ce conflit paraît réactualiser les vieux contentieux internationaux qui avaient animé les sociétés des années 1930 durant lesquelles les Etats avaient exacerbé le protectionnisme et s’étaient tournés vers davantage d’autarcie. A travers cette guerre commerciale, Trump espère en effet relancer le commerce de proximité, stimuler la compétitivité américaine et relocaliser. The Guardian émettait lui-même un avertissement sur la portée et l’avancement de cette guerre commerciale : « Il va de soi que nous n’avons pas connu de semaines aussi décisives pour le commerce mondial depuis les années 1930. » A l’image de ce qui s’était produit ces années-là, le commerce international pâtit de cette guerre commerciale et connaît un profond ralentissement. Chacun opère un repli sur soi, ce qui n’arrange rien au niveau des marchés financiers déstabilisés à chaque annonce du président américain ou de dévaluation chinoise. Cette relation est plus généralement une illustration parfaite de ce que Graham Allison appelait le « piège de Thucydide », c’est-à-dire l’émergence d’une puissance venue contester l’hégémonie d’une puissance déjà établie.

De néo-guerre froide à néo-crise de surproduction ?

Cet accord, bien qu’il ne constitue qu’une sorte de trêve temporaire entre les deux nations, semble donc faire un pied de nez à l’histoire. Face aux ébranlements passés des marchés financiers qui s’étaient produit le fameux mardi noir d’octobre 1929 et le 9 août 2007, cet apaisement relatif permet d’entrevoir une issue positive pour le monde. Les concessions faites par le régime chinois sont donc une belle promesse face à la possible menace de l’implosion des marchés et l’explosion de la bulle spéculative. Ce qui est intéressant, c’est que Trump utilise des arguments historiques pour mener son entreprise. Il utilise l’histoire à son avantage afin de raconter une histoire, de poursuivre l’histoire, son histoire. L’histoire est ici instrumentalisée. Robert Schiller, prix Nobel d’Economie en 2013, soutient cette thèse. Le terme de guerre est prononcé pour attirer l’attention publique et en faire un acteur de premier plan, en l’occurrence le défenseur des intérêts américains. Il n’est donc pas surprenant que le 45ème président des Etats-Unis ait vécu cet accord comme une victoire. Les mots sont donc aussi importants que les faits. L’histoire devient une arme au service de son support électoral.

En outre, la guerre commerciale sino-américaine n’est pas nouvelle, un cas unique dans l’histoire. Cette querelle commerciale n’est qu’une nouvelle dispute pour les Etats-Unis qui ont déjà eu droit à un tel affrontement avec le Japon et la RFA dans les années 1970 et qui avaient abouti à des RVE (Restrictions Volontaires d’Exportation) sur des produits aussi différents que l’électroménager ou l’automobile. Trump s’appuie donc sur des méthodes qui ont fait leur preuve puisque son prédécesseur Ronald Reagan n’avait pas hésité à taxer certains produits électroniques nippons à hauteur de 100%. Cependant, l’histoire permet aussi de faire des comparaisons passé/présent. Ainsi, nous pouvons remarquer que la guerre commerciale qui anime aujourd’hui le monde n’est pas entièrement la même que celle des années 1980 ou des années 1930 qui s’étaient soldées par les conséquences désastreuses du tarif Hawley-Smoot. Effectivement, le monde est désormais interconnecté et interdépendant. Pour concevoir un produit, les importations sont devenues cruciales car la chaîne de production est mondialisée. A l’heure actuelle, ce n’est plus de 20% mais de 40 à 60% de composants étrangers importés dont sont formés les produits semi-finis. L’affrontement commercial est donc bien une tare pour tous les acteurs libéraux du monde.

Et le coronavirus dans tout ça ?

La question est pertinente d’autant que la réponse pourrait en surprendre plus d’un. Non contents de se trouver dans une situation équivalente qui semblerait jouer en faveur de l’apaisement, Chine et Etats-Unis continuent au contraire de se livrer bataille à distance dans un jeu de dupes à grande échelle. Alors que jadis les crises pandémiques (SRAS, Ebola) avaient participé à l’essor d’un mouvement de solidarité entre les Etats-nations, les deux pays jouent désormais la carte de l’isolement. S’il est vrai que la distanciation entre les deux États a permis aux Etats-Unis de retarder la crise – baisse du nombre d’entrées de ressortissants chinois sur le territoire américain en raison de la guerre commerciale –, nul doute qu’aujourd’hui les Etats-Unis, nouveaux cluster principal de l’épidémie, ont renforcé leur haine par rapport à l’« oppresseur » chinois. Et là n’est pas le seul motif qui attise les foudres de M. Trump, furieux par ailleurs que la Chine puisse prétendre que le coronavirus ait été implanté dans la province du Wuhan par l’armée américaine. Les théories complotistes à ce sujet continuent d’émailler la toile, elles qui voient dans cette crise un nouveau moyen de coercition inventé par l’Occident afin de nuire à l’affirmation chinoise. Dans tous les cas, manipulation ou pas, les dispositions lancées par les deux États ont été claires : éviction des journalistes issus du pays adverse. Ces mesures qui traduisent une absence totale de dialogue entre les deux États combinées à la plus grave récession jamais connue depuis 1945, soyez-en sûrs, pèseront lourd dans la balance mondiale.

En bref …

En somme, l’histoire peut avoir de quoi s’insurger quant aux déclarations de M. Trump. Evidemment que le côté inédit de l’accord est à souligner mais cela en fait-il un accord « historique » ? Tout au plus l’histoire nous permet-elle d’apporter un éclairage évident sur la guerre commerciale entre la Chine et les Etats-Unis pour en contester la nouveauté. Donald Trump a employé l’histoire à ses propres fins politiques et s’en est accommodé de manière à en tirer parti au niveau électoral. Enfin, comme nous regardons le passé avec les yeux du présent, tel qu’ont pu le dire en leur temps Hegel et Croce, cet accord nous permet de revoir en conséquence notre appréciation des guerres commerciales du passé lesquelles auraient donc pu connaître aussi des phases de désescalade comme nous en vivons certaines aujourd’hui.

Raphaël DELAGNES

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