Au Liban, entre protestations politiques, crise économique et fracture sociale : l’étau se resserre


Publié le 16 juin 2020

Depuis l’éclatement de la guerre civile en 1975 qui avait traumatisé le pays jusqu’en 1990, exception faite de la guerre israélo- libanaise de 2006, le pays du cèdre n’avait plus connu de crise aussi flagrante que celle qui semble endolorir le pays aujourd’hui. Jusque-là perçu, et ce de manière plus ou moins judicieuse, comme le seul havre de paix dans une région du monde accablée par les conflits et les luttes religieuses, le Liban ne semble plus désormais constituer une exception en termes de niveau de vie et de sécurité au Moyen- Orient. De « Suisse du Moyen-Orient », le Liban paraît s’être mué en « Grèce du Moyen- Orient ». En dépit de la stabilité de son système politique, assurée par un confessionnalisme d’Etat, et de sa prospérité économique, bâtie sur un empire diasporique et une classe entrepreneuriale notoire, le Liban ne connaît plus qu’une progressive dégénérescence de ses forces vives. Le pays est même à l’arrêt, presque paralysé alors que l’endettement public explose. Or, avec une dette qui vient de culminer à plus de 150% du P.I.B. et un déficit qui avoisine les 11% – faisant du Liban l’un des pays les plus endettés du monde -, le pays se positionne désormais aux portes de l’effondrement financier. Aussi, bien que les prévisions initiales du F.M.I. aient pu être optimistes pour l’année 2018, visant de 1,5 à 2,2% de croissance du P.I.B., ce dernier n’a plus dépassé les 0,2% depuis deux ans. Et surtout, le peuple libanais ne se reconnaît plus dans ses élites.

La rupture du lien entre représentants politiques et société civile semble être consommée, symbolisée à plus d’un titre par l’éviction du premier ministre Saïd Hariri 13 jours après le début des manifestations. A tous les niveaux donc, le Liban est dans l’impasse. Et pourtant, la résolution de cette polycrise serait sans aucun doute le meilleur moyen d’installer un véritable Etat laïc dans le pays. Du reste, si la communauté internationale avait déjà anticipé le probable déclenchement d’une telle situation par le passé, inquiétude personnifiée par la tenue de la conférence du Cèdre à Paris en 2018, on peut sans aucun doute lui reprocher son inactivité depuis. Or, sans structure supranationale pour pallier le problème comme l’U.E. vis-à- vis de la Grèce, autant dire que le Liban s’apprête à entrer dans une phase ô combien dramatique pour un pays d’à peine plus de 6 millions d’habitants et près de quatre fois moins riche que la péninsule grecque.

Aux fondements du ras-le-bol libanais 

Si Jean-Paul Sartre avait déploré la dépolitisation de la jeunesse française avant les événements de mai 1968, côté libanais, précisons que le début des manifestations ce 17 octobre a d’abord été l’apanage de la jeunesse. Aux fondements des protestations du peuple libanais se trouve donc l’annonce par le gouvernement d’une taxe sur les appels WhatsApp. Or, au Liban, où les coûts relatifs aux télécommunications sont déjà parmi les plus chers de la région, cette application est fortement utilisée par la population. Autant dire qu’à l’annonce d’une taxation des appels à hauteur de 20 centimes de dollars – soit 18 centimes d’euros ou 300 livres libanaises -, la société, en grande partie jeune, s’est précipitée dans la rue pour réclamer la « chute du régime » au son de l’hymne national. Devant l’ampleur des manifestations, à Beyrouth certes mais dans plusieurs autres localités régionales aussi, le gouvernement s’est hâté de rendre la loi caduque, sans succès pour retarder ou diminuer le mécontentement social, déjà exprimé par des blocages routiers et des brulements de pneus.

Du cynisme d’Etat vers une néo-crise grecque ? La colère sociale ne se limite toutefois pas aux affaires sociales. C’est aussi le résultat d’années de détérioration économique. Effectivement, le Liban connaît depuis l’amorce de la guerre civile syrienne en 2011 une véritable aggravation de sa santé économique. Sa balance des paiements courants est ainsi la pire du monde après celle du Mozambique. La pénurie de dollars est également d’actualité et les angoisses de dévaluation guettent. De plus, au même titre que la plupart des pays du monde, viennent s’ajouter à ce marasme total, l’accroissement du déséquilibre des services publics et l’augmentation des inégalités. On estime ainsi qu’au Liban les 1% plus riches détiendraient 40% des richesses du pays. Mais plus que tout, les Libanais ne supportent plus l’état de corruption dans lequel ils vivent. Placé au 42ème rang des pays les plus corrompus du monde selon l’ONG Transparency International, l’Etat libanais n’est plus en mesure d’assurer à chacun les besoins vitaux auxquels ses ressortissants aspirent, ne serait- ce que l’eau ou l’électricité. Ainsi, si la lutte contre la corruption devrait constituer un cheval de bataille pour l’administration libanaise, à contrecourant de toute logique, l’Etat libanais s’est plutôt décidé à proposer une loi visant l’amnistie pour les individus passibles de crimes de corruption. Un comble à bien des égards pour la population libanaise qui s’est dit scandalisée, réunie sur tout le territoire dans un gigantesque élan de mobilisation. De tous les coins du Liban, les manifestants se sont insurgés allant jusqu’à créer une chaîne humaine sur près de 170 kilomètres de long, un exemple unique d’unité nationale.

De manière générale, chez le peuple libanais, c’est un dégraissement entier de la classe politique qui est exigé, elle qui n’a plus été renouvelée depuis l’épisode tragique de la fin du dernier siècle. De fait, au-delà de l’assombrissement économique, c’est avant tout l’indignation politique qui est à l’œuvre au Liban. Dans un pays multiconfessionnel, où chacun des postes-clé de l’Etat a été attribué par la Constitution à un individu de religion différente – le poste de Premier Ministre étant exclusivement réservé à un sunnite, celui de Président de l’Assemblée dévolu obligatoirement à un chiite et celui de Président accordé expressément à un chrétien maronite -, cette immobilisation avait d’ailleurs permis la persistance des dynasties à de telles positions régaliennes. Pour le peuple libanais, c’est le dégagisme intégral qui est réclamé. Les slogans à ce sujet se multiplient, de l’explicite « Tous, ça veut dire tous » au plus acerbe « Nous avons commencé avec Hariri et nous allons continuer avec Aoun et Berri » (NDLR : Aoun (Michel), actuel Président de l’Etat libanais depuis octobre 2016 et Berri (Nabih), à la fois Président du Parlement libanais depuis 1992 et leader du mouvement Amal). Il va sans dire que la mort d’un manifestant et le suicide de cinq personnes pour des motifs de précarité économique sont venus exacerber la rancœur du peuple vis-à-vis de la classe dirigeante, de plus en plus esseulée.

La fragilisation ou le renouveau ? 

Alors que la démission d’Hariri a été vécue comme un premier pas vers l’établissement d’un nouveau régime plus transparent et plus représentatif pour les Libanais, la communauté internationale a elle émis à l’encontre de l’éviction du Premier ministre davantage de réserves. Les Etats-Unis comme la France se sont dit alarmés par la situation à venir dans l’ancien mandat de l’Hexagone, prétextant que l’évincement de la classe politique actuelle n’aurait que pour conséquence une recrudescence de l’état d’urgence et recommandant un remplacement rapide des magistratures principales afin que le pays ne connaisse pas une déstabilisation encore plus grande. Le Hezbollah s’est, lui aussi, inséré dans les débats. Membre de la coalition gouvernementale formée par Hariri, il s’est dit ulcéré par les attaques verbales lancées à l’encontre de ce primus inter pares. Et là se situe sans aucun doute le nœud du problème. Le sommet hiérarchique de l’Etat reste soutenu de près par les mouvements chiites pro-iranien comme le Hezbollah et Amal qui freinent toute réforme dans le pays. Reste à savoir si, à défaut de soutien autre que moral de la part des puissances étrangères, la société civile va se montrer suffisamment solide pour tenir tête à ces groupements qui organisent la corruption et le clientélisme au plus haut niveau de l’Etat. Espérons en tout cas que le Liban parvienne à surmonter cette épreuve au plus vite et sans recourir à la violence, écueils qui caractérisent encore à ce jour son voisin le plus proche (la Syrie). Enfin, certains semblent profiter de la déstabilisation qui règne actuellement sur les bords de l’ancien mandat français comme l’ex-PDG de Renault-Nissan Carlos Ghosn désormais en fuite. Le Liban, en somme, à force de se faire le creuset des différentes tensions géopolitiques, qu’elles soient nationales ou internationales, risque de boire le calice jusqu’à la lie.

Raphaël DELAGNES 

 

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