Touche verte sur pavé bleu


Publié le 22 mars 2015

En fin de matinée, il partirait. Mais pas à l’heure où blanchit la campagne, c’est un peu trop tôt. Il était assez impatient d’aller voir Mathilde. Nerveux aussi, comme d’habitude. Sa timidité et son stress ne s’étaient jamais dissipés au fil du temps. Bien sûr, c’était mieux aVian, mais il l’aimait toujours profondément. Il réfléchissait tandis ce qu’il actionnait la petite manivelle du vieux rasoir à décompression externe de son grand-père, et que les lames tournaient dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, comme tous les jours fériés de l’année. Leur amour avait toujours été un peu singulier, pensait-il, tandis que l’alarme anti-coupure du vieux rasoir s’actionnait faiblement, usée par les années. Malgré tout, il lui tardait d’aller la voir. Mais avant tout, il fallait se préparer. Se raser, c’était chose faite… Mais il fallait accomplir le reste sans tarder. Il inspectait désormais chaque centimètre carré de sa peau, encore assez ferme, à la lumière du deuxième soleil de dix heures. Les rayons lui chauffaient doucement la peau, et venaient s’emmêler dans ses cheveux noirs grisonnants, c’était agréable. Il n’avait pas de boutons. La journée allait être sereine.

Après être sorti du bain à parfum, réglé sur cannelle douce, il profitait des vagues lentes que formaient les ondes sonores qui sortaient du visuaphone. Elles venaient s’écraser contre son visage en se dissipant en une fumée légère illustrant « le Grand Homme en Essoum », la quatrième symphonie de Neitasbes Kcirtap. Et cela le faisait réfléchir. Et si cette fois il ne trouvait pas le courage d’y aller ? Jusqu’à présent tout s’était toujours plus ou moins bien passé. Toujours le même rituel, ce qui était un remède fort contre l’anxiété : se préparer, écouter de la musique, faire un tour de marche, puis aller la voir. Il espérait secrètement que tout allait bien se passer cette fois. Il l’aimait tant, il s’inquiétait toujours avant de partir la voir. Et mince, se dit-il en collant ses boutons de manchette. Il avait eu le courage d’y aller jusqu’à présent, ce n’est pas aujourd’hui qu’il allait flancher. Sacré nom de nom. Le torse bombé, il tira le rideau vert en velours de l’entrée de son appartement, prêt à retrouver sa bienaimée malgré son angoisse.
Il calait le rythme de ses pas sur les craquements sonores et redondants des moteurs des aqua-voitures manuelles conduites par les ouvriers de la ville qui rentraient manger chez eux. Que des engins péruviens, on ne trouvait plus que ça sur les routes. Certes l’importation coûtait moins cher à l’Etat, mais en considérant qu’il y avait deux ans à peine le Pérou avait accidentellement rayé la Bretagne de la carte au cours du 9ème Congrès international du nucléaire thermo-lubrique… C’était un peu fort. Il en parlerait demain avec ses collègues au cabinet. Ça lui donnerait sûrement l’air intelligent. Tout à l’heure il en parlerait à Mathilde aussi. Et tandis ce qu’il remontait la rue principale de la ville, il improvisa un haïku pour elle :
Mathilde, ma douce,
Tu es moi,
Et mon amour pour toi
Jamais ne s‘émousse.
Il n’avait rien perdu de sa verve, et n’était pas peu fier. Il lui réciterait en arrivant. Plus il approchait, plus son s’esprit s’évadait. Ailleurs. Loin. Au temps où ils sortaient encore tous les deux dans les bars de la vielle ville pourpre pour boire des Long Froths, leur cocktail préféré, et danser jusqu’à ce que leur jambes flanchent de fatigue.
Sans vraiment s’en rendre compte, il était arrivé à destination. Sous ses pieds, les graviers crissaient doucement tandis ce qu’il s‘avançait pas à pas, timide. Il se tenait désormais devant elle. C’est idiot, mais la seule chose sur laquelle il pouvait se concentrer à ce moment était la mousse qui poussait sur sa grande tombe de marbre bleu, depuis exactement vingt-cinq ans aujourd’hui.

 

Les narcotiks
Antoine Lezat

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